22 août 1914, l'escorte des prisonniers

Publié le par Une ombre dans la brume


20 ème jour de mobilisation: Je suis commandé par un autre service. A minuit, on m'annonce que je suis chargé d'escorter un convoi de prisonniers allemands. Je dois partir d'Ils sur Tille à 5 heures du matin, je n'ai pas pu fermer l'oeil du reste de la nuit. A 5 heures, j'arrive à la gare avec 6 hommes en armes, je suis accompagné de 6 gendarmes et un brigadier sous les ordres duquel je suis placé.
Le convoi arrive, on constate qu'il y a 65 soldats, prisonniers à Dieuze dont 2 officiers et 6 sous-officiers et 17 civils dont deux femmes, ces civils sont des otages ou des suspects. Ils sont placés dans des wagons de première classe, on installe un soldat à chaque portière avec des consignes sévères: défense de laisser causer les prisonniers entre eux, de se lever ou de faire quelques signes qui paraîtraient louches. Nous approvisionnons nos fusils à 8 cartouches en leur présence. Les gendarmes attachent les civils 2 par 2. A 8 heures le train part pour Mâcon.
Ainsi installé, on observe strictement les consignes. Ces gens ont l'air démoralisés et exténués de fatigue. Une des femmes me demande à boire. Je lui donne un peu de vin que j'avais dans mon bidon. Elle se confond en remerciements. Elle parle très bien le français. Je lui demande son adresse avec prière de l'inscrire sur mon calpin, ce qu'elle fait volontiers: Mlle Elise Wagner, directrice de l'école normale de Château Salins, Lorraine annexée. 45 ans environ. Peu après je constate que les autres personnes du compartiment sont plus tristes et pleurent abondamment. J'en demande la raison. Elise, après leur avoir parlé, me dit que l'ayant vu écrire sur mon calpin, ils la considéraient comme une privilégiée, elle aurait sans doute la vie sauve, et qu'eux seraient certainement fusillés à la première descente du train. Immédiatement je les rassure, je leur passe le calpin et tous y laissent leur adresse. Mme Xardel Jallaucourt à Château Sallins, Lorraine annexée, 45 ans environ, Mr Flaescle, huissier à Château Salins, Lorraine annexée, Mr Sish, garde forestier à Héning, Lorraine annexée, Mr Louis Thiéry, éclusier n°10 à Moussey près d'Avricourt. 
Après avoir fait cette petite connaissance, la consigne fut un peu moins rigoureuse, je leur promets de leur donner de mes nouvelles après la guerre, et comme il ne se passait pas de semaine sans que moi et mes camarades allions à Avricourt, l'éclusier est heureux en pensant que je pourrai donner de ses nouvelles à sa famille. Madame Xardel fait aussi des voeux poru que j'aille du côté de Château Salins. Elle était partie de sa maison pour conduire un officier à la poste, on l'a gardée comme otage sans lui permettre de retourner chez elle, elle est fort triste à la pensée que sa petite fille qui a 15 ans doit être dans une terrible inquiétude de ne l'avoir pas vue revenir. Mlle Elise fait part ensuite des péripéties de leur voyage depuis Château-Salins jusqu'à Nancy distant d'environ 30 Kms, qu'ils firent à pied sous la conduite de gendarmes. Elle, en particulier n'en pouvait plus de fatigue, et serait certainement restée sur la route si ses compagnons d'infortune ne l'eussent prise par les bras et portée plusieurs kilomètres, un des gendarmes qui l'accompagnait lui conseillant avant tout de ne pas rester en arrière, vu l'exaspération des populations contre tout ce qui est allemand.
Dès leur arrivée dans la ville, les injures et les menaces commencèrent à faire rage contre eux, des poignées de sable et de gravier leur arrivent sur la tête, même une gifle fut donnée, les gendarmes débordés, voyant qu'ils ne pouvaient plus contenir la foule, réquisitionnèrent des voitures qui passaient et les menèrent ainsi à la gare. Dans les wagons, ils prirent un peu de repos, voyagèrent toute la nuit, et arrivaient à la pique du jour à Ils sur Tille. 
Tout le long du parcours, à chaque arrêt dans les gares, on n'entendait qu'injures et menaces de toute la foule cers les wagons qui contenaient les détenus. Je les console un peu en leur promettant une protection certaine.
A Dijon, je leur fais distribuer de l'eau, à ceux qui avaient soif, même du thé au rhum donné par les dames de la Croix Rouge, ce qui les ranime un peu.Je leur partage une boule de pain à petites tranches, n'ayant pas de couteau sur eux, ils déclarent n'en pas manger d'aussi bon chez eux. Je leur distribue ensuite le reste du vin que j'avais dans mon bidon.
Nous commençons à parler de la guerre (toujours avec Mlle Elise) avec politesse et courtoisie. Je lui demande de quels pouvaient bien être les sentiments du peuple allemand à l'égard de leur empereur.
- "Notre empereur est le meilleur homme du monde, très doux, pacifique, avant tout il n'a déclaré la guerre qu'à regrets, obligé par l'Autriche, d'après les traités. Il a fait le bonheur du peuple allemand, de l'Alsace Lorraine en particulier" 
-Guillaume II est considéré par tous les Français sans exception comme l'homme le plus exécrable de toute l'Europe, il réunit sur son nom les injures et les imprécations de tous les individus. Ils est rendu responsable de tous les crimes et les deuils qui se commettent aujourd'hui, c'est le seigneur de la guerre, c'est l'auteur des dépenses formidables engagées par tous les peuples pour l'armement, il a violé les lois internationales, par la violation de la Belgique 
- La violation de la Belgique était une réelle nécessité parce qu'elle est considérée comme le salut de l'empire, nous saurons la récompenser, elle sera toujours assurée de son indépendance. 
- Le soldat allemand est aussi considéré comme brutal, même un peu sauvage et méchant.
- C'est tout à fait l'inverse, le soldat allemand est très doux, surtout pour les prisonniers et les faibles, il ne faillirait pas aux lois dictées par la discipline, pour tout au monde, tandis que le soldat français est vite emballé. Il commet des forfaits dans son exaspération, souvent il n'est plus maître de lui." On arrivait à Beaune, je demande un journal, on m'en jette deux par la portière, je place devant Elise un article de tête (Les atrocités des soldats allemands). Elle en resta confondue. En lisant un autre article (Les Français à Mulhouse) je la vis devenir blême. "On nous a dit que les Allemands étaient à Belfort, je suis étonnée de la façon dont vous êtes renseignés, journaux et lettres, chez nous depuis le premier jour de la mobilisation, aucun renseignement ne nous parvient, nous n'avons de nouvelles que par le tambour de ville. Un silence d'un quart d'heure fut significatif après que je lui eus appris que la Belgique avait défendu sa neutralité pendant trois semaines, que 200000 Anglais nous donnait leur concours sur terre sans compter la flotte et que le Japon venait de se ranger de notre côté. Je vis que tout cela leur était inconnu. Sur le journal, une note de tous les navires allemands capturés les plongea de nouveau dans le silence.
Elise parlait à ses camarades en allemand, leur communiquait tous ces renseignements. Peu après, la conversation reprit, mais sur d'autres motifs, on arrivait à Mâcon, un peu comme des amis, ils désiraient que je les suive jusqu'à destination, mais une autre escorte prenait ma place, je leur serre la main en leur promettant de donner de mes nouvelles après la guerre. Il était 6 heures du soir, je reprenais le train à 10h1/2 après s'être promené un peu dans la ville et y souper.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article